Jaurès, connaisseur et défenseur des paysans.
Jean
Jaurès : apôtre de la paix, de la justice (défense de Dreyfus),
unificateur du socialisme, défenseur des ouvriers, toutes ces facettes
de sa riche humanité ont été mise en avant ; son activité en faveur des
paysans beaucoup moins. Heureusement, Rémy Pech, en écrivant «Jaurès paysan» (éditions Privat 2009)
a sorti de l’ombre cet aspect non négligeable de sa personnalité.
Lors
des campagnes électorales, il ne se contentait pas de visiter
les gros
bourgs (Pampelonne, Mirandol, Monestiès, Valence) mais allait
jusque
dans les hameaux éloignés (Canezac par exemple) à
la rencontre des
petits paysans du ségala. Il les abordait sans affectation,
souvent en
patois, langue de proximité voire de connivence avec son public
et les
thèmes qu’il évoquait montrent qu’il
était un bon connaisseur des
problèmes agricoles, très souvent abordés dans ses
articles de la
Dépêche, dont nous donnons ci-dessous quelques extraits
(merci aux historiens qui ont contribué à la publication). |
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Jaurès défenseur de la propriété paysanne privée
Il
y a des sots ou des hommes de mauvaise foi qui disent que les
socialistes sont des partageux […] Comment ! Nous
socialistes, qui voulons que l’instrument de travail appartienne
à celui qui travaille, nous irions arracher sa terre au paysan
propriétaire, qui l’a acquise à force de labeur et
qui l’ouvre, l’ensemence, la retourne de ses propres
mains ! Mais le paysan propriétaire, qui, avec sa famille, travaille son bien, réalise précisément, pour sa part, l’idéal socialiste. Et bien loin de l’inquiéter, nous voulons l’aider […]
« Les républicains des campagnes » 28-11-1892
mais favorable à l’action collective
[…]
Un journal réactionnaire m’a injurié, l’autre
jour, parce que je conseillais aux paysans, aux ouvriers agricoles de se syndiquer : ce journal a tort. Est-ce que déjà dans les campagnes, les propriétaires, et les gros propriétaires surtout ne se sont pas entendus et organisés pour la défense de leurs intérêts ? […] La question des caisses des retraites, qui est commune aux
paysans et aux ouvriers, est un excellent moyen pratique de
rapprochement et de fédération entre la démocratie
ouvrière et la démocratie rurale. […]
« La caisse de retraites pour les paysans » 24-12-1891
comme à celle de l’Etat
[…]
Lorsqu’un paysan meurt, laissant cinq ou six hectares de terre
péniblement acquise, voici ce qui arrive s’il a plusieurs
enfants : ou bien ils se partagent la terre et, alors, le
domaine tombe en quelque sorte en poussière ; chacun des
enfants n’a plus une parcelle suffisante pour travailler et pour
vivre indépendant ; il retombe de l’état de
propriétaire presque à l’état
de salarié. Ou bien un seul des enfants se charge de tout le
bien. Alors il devient le débiteur de tous ses frères ou
d’un prêteur quelconque, et les intérêts
qu’il doit servir (intérêts très
élevés eu égard
aux revenus du sol) l’épuisent et le ruinent ou
l’empêchent tout au moins d’améliorer son
fonds par quelques avances. Le crédit de l’Etat doit intervenir. […]
« Les moyens pratiques » 12-3-1890
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Un partisan de la réforme de l’impôt
[…]
Voici un propriétaire riche il a un beau domaine sur lesquels
sont des métayers ; et il a en outre des valeurs
mobilières, des titres de rente, des obligations du
Crédit foncier, des actions des chemins de fer ou d’une
société minière ; pour son domaine il paye
l’impôt foncier, qui est en fait aujourd’hui avec les
centimes additionnels d’au moins 16% du revenu net. Le
métayer paye la moitié de l’impôt foncier,
c’est-à-dire qu’il paye 8% des produits qui lui ont
été laissés lors du partage et qu’il a
arrachés à la terre par
un travail de tous les jours. Que paye le propriétaire pour ses
titres de rente ? Rien. […] Quand il a payé la
terre, il n’a pas tout payé, il faut encore qu’avec
les droits de mutation et les frais, il paye en sus, près de 10
pour cent de la valeur de la terre. Au contraire, quand un homme meurt,
laissant à ses héritiers directs une grosse fortune dont
ils jouiront sans travailler, la loi ne leur demande que un pour cent.
[…]
« La bourgeoisie républicaine et les paysans » 07-07-1889
Favorable au progrès technique
[…]
Ils [les paysans] ont souvent résisté à des
transformations utiles, mais était-ce bien par esprit de
routine ? De même que l’ouvrier a redouté
longtemps que la machine lui prît le travail, le paysan
craignait, il y a trente ans, que la faux par exemple, en
suppléant plusieurs faucilles, ne rendit inutiles plusieurs
bras. En réalité, il n’est guère de
progrès solides de la culture et de l’exploitation, depuis
une cinquantaine d’années, que le paysan ne se soit
approprié. Il a défriché, il a chaulé, il a
drainé, il met même son amour-propre à faire ronfler
dans l’aire pleine de poussière, de soleil et de
fiévreuse activité, la batteuse à vapeur-pourtant
très coûteuse. […]
« Les paysans » 10-09-1887
Les
positions prises par Jean Jaurès vis à vis de la
paysannerie, élaborées peu à peu, se sont
nourries non seulement des contacts mais de recherches et d’enquêtes approfondies sur la condition paysanne comme le montrent les nombreux exemples concrets pris
dans toute la France (le Cher, la Normandie, etc..) que Jaurès a
utilisés pour illustrer ses analyses et propositions.
Il est clair que les analyses de Jean Jaurès à propos du monde paysan sont celles d’un socialiste
(soutien au syndicat, rôle de l’action collective,
rôle de l’Etat, collectivisation des grands domaines) mais
ses propositions n’ont rien de dogmatique
(propriété privée) et montrent qu’il est avant tout sensible à l’humaine condition des travailleurs de la terre. Pour preuves là encore deux citations
Civilisation paysanne 20-09-1909
Jaurès
est aussi critique littéraire (et grand lecteur) comme ici pour
(contre plutôt) le roman aujourd'hui méconnu (mais ce
n'est pas un chef-d'oeuvre) d’Enée Bouloc, « les Pagès »
[…]
Il s’attarde à décrire longuement le battage de la moisson au fléau.
Pas une fois dans son livre on entend le halètement de la machine, il
ne fait pas la moindre allusion aux transformations économiques,
morales, sociales qui s’accomplissent, au progrès de la culture
intensive dans le Ségala, dans ces régions aveyronnaises naguère
incultes et stériles et qu’ont vivifiées les engrais portés par les
chemins de fer. […]
Choses simples 30-1-93
Il
y a bien des régions rurales où les cultivateurs sont mieux préparés
que dans la circonscription de Carmaux à l’idée socialiste. Donc, dans
la démocratie des champs, si nous savons la comprendre et la servir,
nous pouvons espérer un grand mouvement. […] Mais je ne connais que les
choses simples, et pour tous, pour les esprits désemparés qui cherchent
un abri comme pour les militants engagés dans les luttes extérieures,
je ne sais qu’une formule : Travaillons. Elle est bien banale et bien
vieille. Mais c’est la seule qui soit souveraine et vraiment magique. |
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